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C’est presque hors d’haleine et tout en sueur, après plus de deux heures et demie de route de Kigali et trente minutes d’escalade de la colline de Gacaca du district de Karongi, que nous arrivons à Remera, le village de Pascal Hamenyimana. Remera, c’est l’une de ces collines de l’ouest du Rwanda dont les sommets semblent caresser les parois du ciel et ses lourds nuages gris dans leur course effrénée vers leurs points de chute préférés que sont les terres escarpées de la crête Congo-Nil.

Aussitôt, comme un signe de bienvenue en cet après-midi de fin du mois d’avril, les rayons du soleil se mettent à jouer à cache-cache à travers les nuages, créant un spectacle de couleurs changeantes dans le ciel et, par intermittence, sur terre. C’est ici, dans ce décor on ne peut plus luxuriant, que Hamenyimana est né, a grandi et a pris part au génocide contre les Tutsis en 1994. Et c’est ici qu’après quinze ans de détention ce père de famille de 53 ans est revenu, il y a un an, pour tenter sa réintégration.

« La liberté est un bien très cher. Je suis heureux de l’avoir recouvrée et d’être de retour dans la communauté, confie-t-il timidement, mais je suis aussi confus et désarçonné par la générosité que des rescapés du génocide me témoignent malgré mon passé ». Au plus fort du génocide, de chaque point du village, se souvient-il avec remords et regrets, « on pouvait observer sur Gakomeye, la colline d’en face, les mouvements des Tutsis à tuer et les maisons à piller. »

Âgé à l’époque de 22 ans, le jeune Hutu se retrouve mêlé aux pillages et aux massacres, dont le meurtre d’un voisin en mai 1994 : Michel Ndibyariye, un agriculteur d’une soixantaine d’années, marié avec enfants et petits-enfants. Tous sont tués : la famille fait partie des familles éteintes ; dans le district de Karongi, près de 2850 familles sont considérées comme éteintes… Devant les tribunaux gacaca, Hamenyimana plaide coupable pour la mort de cet homme, et est condamné à des travaux d’intérêt général. Mais après appel, le plaidoyer de culpabilité d’Hamenyimana est rejeté et, en 2008, il est condamné à 15 ans de prison ferme pour complicité de génocide. Le 9 mai 2023, il est libéré et revient dans son village. Hamenyimana avoue : « J’avais la trouille, de l’angoisse, car j’ignorais ce qui m’attendait ici. »

« J’en ai pleuré comme un enfant »

Assis sur sa chaise en bois d’eucalyptus bien poli et solide, Hamenyimana ne sait ni où poser ses yeux, ni ses mains, ni ses bras. Par moments, ses jambes bougeottent et ses pieds font un va-et-vient entre le sol et l’entretoise de la chaise, comme s’ils évitaient un danger. Tout son langage corporel et les mouvements de son visage décrivent la gêne et les difficultés qu’il vit, signes extérieurs d’un malaise intérieur que l’on pourrait aussi bien attribuer à son passé de « génocidaire » qu’à sa situation d’extrême pauvreté.

« Tu vois, si j’ai un abri décent, le reste viendra de soi », balbutie-t-il enfin, avec un regard furtif sur sa petite maison de briques adobes, aux murs fissurés, dont les tôles ondulées rouillées font entrevoir le ciel et laissent passer la pluie. Quelque temps avant sa libération, un pan de cette maison s’est écroulé à la suite d’inondations et sa famille l’a désertée. Aussi, après quinze ans de prison, Hamenyimana a été accueilli chez lui par des ruines et le silence d’une famille absente… « J’en ai pleuré comme un enfant », dit-il, encore ému.

Pendant sept mois, c’est un rescapé, Emmanuel Niyitegeka, le neveu de sa victime, qui le reçoit et l’héberge, en attendant que sa propre maison soit plus ou moins réparée. « Quand il m’a tendu la main et aidé, cela m’a fort touché. Et plus j’y pense, plus je replonge dans les regrets et le remords, quand je pense qu’il y a trente ans, nous avons manqué de cœur et d’humanité à leur égard », confie-t-il.

La vache de la réconciliation

Pour aller chez Hamenyimana, un petit sentier serpente entre les champs et esquive par endroits les pentes raides de la colline. Tout autour du chemin tortueux, des plants de bananier maigrichons, semblables à de vulgaires tiges d’herbes poussées à qui mieux mieux, s’étalent jusqu’autour de sa maison qui, de loin, a l’air d’une ruche dans un arbre aux branches touffues, dans l’attente de sa population d’abeilles. Ici et ailleurs à Remera, la générosité du sol laisse tellement à désirer, à cause de l’érosion, que l’on a dû aménager des terrasses pour la rétention du sol arable et de l’humus. Ainsi dans la propriété de Hamenyimana, un terrain de moins d’un hectare, des haies touffues soutiennent solidement ces terrasses, mais aussi et surtout nourrissent leur vache.

Installée dans une petite étable de fortune, une belle vache en robe bringée régurgite tranquillement et beugle de temps en temps, comme pour rappeler qu’elle a encore besoin d’un peu d’herbe. « Elle est grosse de trois mois et je prie pour qu’elle nous donne une génisse », explique Clémentine Nyirahabineza, la femme de Hamenyimana. Cette vache leur a aussi été donnée en prêt par un autre rescapé, Ezéchiel Nkurikiyimana, pour les aider à améliorer leurs conditions de vie. Selon leurs termes d’entente, la deuxième génisse appartiendra à la famille de Hamenyimana.

« C’est juste par compassion que j’ai pensé à cette famille qui était nombreuse et mal nourrie, avec un terrain peu fertile. Nous leur avons donné cette vache en prêt, pour qu’ils aient du lait, du fumier », indique Nkurikiyimana, rescapé du génocide et voisin de Hamenyimana. Pour lui, c’est « la vache de la réconciliation ». L’initiative vient des victimes car « c’est tout un chacun qui a besoin de vivre en paix avec le voisin, peu importe de qui vient le premier pas », précise-t-il, avant d’ajouter : « Même s’ils ont tué les nôtres, aujourd’hui leurs familles en portent aussi des séquelles. Peut-être que ce que nous faisons va les aider à recouvrer l’humanité qu’ils ont perdue avec le génocide. »

Pascal Hamenyimana et sa femme Clémentine Nyirahabineza nourrissent la « la vache de la réconciliation », que leur a prêté Ezéchiel Nkurikiyimana, un voisin rescapé du génocide. Photo : © Emmannuel Sehene Ruvugiro

Retour à la vie rurale ordinaire

La journée de Hamenyimana est désormais organisée. Elle commence dès l’aube avec les soins à la vache, puis les travaux dans les champs jusqu’aux séances de socialisation le soir. Ce n’est plus comme du temps de sa détention où il a préféré se reposer, ne se levant que pour le porridge matinal et le repas du soir, au moment où ses codétenus allaient travailler à l’extérieur et d’autres apprenaient des métiers.

« J’étais trop vieux pour apprendre des métiers » comme la charpenterie, la maçonnerie, la cordonnerie, affirme-t-il. Mais sa femme, qui le connaît depuis l’école primaire, se moque, en lui rappelant que « même de plus vieux que lui tirent aujourd’hui profit de ce qu’ils ont appris en prison ». Elle évite ainsi, confie-t-elle après, de lui dire que c’est plutôt par paresse et surtout, parce qu’il n’avait pas accepté sa condamnation.

En réalité, durant sa détention, Hamenyimana a longtemps boycotté l’apprentissage, avant de céder à sa femme qui le « harcelait », pour apprendre à tisser des paniers, un métier qu’il qualifie de « métier pour femmes »… Pour l’ex-détenu, les obstacles sont encore nombreux : « Je n’ai rien qui puisse me servir de tremplin à la réintégration économique comme un toit solide pour ma famille et un métier pour faire des revenus », se plaint-il. Mais sa femme ne désespère pas de le mettre au tissage des paniers : « Je vais rassembler et mettre à sa disposition tout ce dont il a besoin. Il va finir par tisser et je vais vendre moi-même le produit au marché », assure-t-elle.

Son épouse fait le premier pas vers les rescapés

Après la mise en détention de son mari, Clémentine Nyirahabineza a vécu dans une extrême pauvreté : un lopin de terre, une masure en toit de chaume et six enfants sur les bras. Et, qui plus est, le remboursement des biens que son mari avait pillés ou détruits pendant le génocide. « Personne ne peut savoir ou comprendre ce que j’ai enduré. Au plus fort du mal-être et du désespoir, j’en suis arrivée à penser que, si j’avais su son passé en rapport avec le génocide, je ne l’aurais pas épousé », confesse-t-elle.

Mais celle qui se présente elle-même comme « une guerrière » n’a pas baissé les bras. Durant toute la détention de son mari, Nyirahabineza a travaillé dans les champs, loué des terres à cultiver dont le produit a nourri la famille et lui a donné un peu d’argent pour les tontines en prison. Elle a aussi tenu un petit commerce de légumes. Aujourd’hui, âgée de 53 ans comme son mari, elle continue ces activités.  

Pour affronter le problème de restitution des biens pillés ou détruits par son mari, Nyirahabineza a fait le premier pas vers les rescapés. Ainsi, face à ses conditions de vie et au vu de sa sincérité, ces derniers ont accepté la négociation d’un paiement au rabais. Ses contacts réguliers avec eux, son franc parler ont pavé le chemin vers un rapprochement avec sa famille. Quand elle s’est faite baptiser, c’est la belle-fille de la victime de son mari qui est devenue sa marraine. C’est cette même famille qui leur a offert des terres à cultiver et un logis quand leur maison a été détruite par les pluies.

Socialement accepté par tout le village

À sa libération, Hamenyimana a eu peur de deux choses : sa place dans sa propre famille et l’accueil par les survivants du génocide. Mais, dit-il, le visage détendu et jovial, « j’ai été touché par la fidélité de ma femme, contrairement à bien d’autres qui ont eu des enfants pendant la détention prolongée de leurs conjoints ».

Avec leurs six enfants, a-t-il parlé de sa situation ? Non, avoue-t-il, mais leur mère leur a tout expliqué. Le plus jeune, âgé de 18 ans, vit encore avec eux tandis que les autres, dont l’aînée a 30 ans, « se débrouillent ici et là ». Néanmoins, il y a de sourdes récriminations. L’un d’entre eux, François, lui a dit : « Si nous n’avons pas tous étudié, c’est à cause de l’absence de notre père ». Mais tous viennent les voir régulièrement.

Tout semble indiquer que les jalons sont posés pour une réintégration sociale en voie de réussite. « La communauté est tout impliquée à mon accueil et l’autorité administrative m’a vite facilité l’obtention d’une carte d’identité nationale », souligne Hamenyimana. « Je participe à tout » en termes de vie publique, ajoute-il, « notamment aux travaux communautaires, aux réunions, mais surtout, lors de cette 30ème commémoration du génocide contre les Tutsis, aux commémorations et, au besoin, aux discussions, échanges et témoignages relatifs au génocide ».

Et à son grand étonnement, « les rescapés m’ont bien accueilli en me donnant du peu qu’ils ont, qui mille francs, qui deux mille, pour appuyer ma réintégration. Cela me rappelle le beau vieux temps, avant le génocide, où nous vivions en harmonie. »

UNE COOPÉRATIVE AGRICOLE ENTRE RESCAPÉS ET EX-GÉNOCIDAIRES

Entre les deux collines, comme par le passé, le ruisseau Nyakagezi, qui les unit plus qu’il ne les sépare, continue de couler. « Si jusqu’aujourd’hui, les collines de Remera et de Gakomeye cohabitent encore et pour toujours, pourquoi pas nous ? » demande Pascal Hamenyimana. Pourtant, en 1994, se souvient-il, Remera, qui n’avait presque pas de Tutsis, a massacré ceux de Gakomeye où, aujourd’hui, on n’aperçoit que des ruines et de rares survivants.

Parmi ces derniers, il y a Ezéchiel Nkurikiyimana, qui lui a donné une vache. Et c’est paradoxalement sur ces survivants que l’ex-détenu compte pour monter son projet de coopérative agricole entre rescapés et anciens « génocidaires ». Pour faire d’une pierre deux coups : booster la réconciliation et sortir de la pauvreté. Et cette coopérative, soutenue par sa femme Clémentine qui s’attèle déjà à sa promotion, suscite déjà de l’enthousiasme chez au moins deux survivants, Nkurikiyimana et Emmanuel Niyitegeka, le neveu d’un homme qu’avait tué Hamenyimana durant le génocide.

« J’adhère à cette idée qui, au bout du tunnel, mène à la réconciliation », confie Niyitegeka. Pour ce responsable local de l’église adventiste, l’enseignement est que « les richesses, on les acquiert par le travail et non par le crime et la félonie, sinon elles s’en vont comme la fumée, comme cela a été pendant le génocide ». Tout comme Nkurikiyimana, il se dit donc prêt avec sa famille à rejoindre l’idée de coopérative lancée par Hamenyimana.

Fort de cet appui, ce dernier indique qu’il a déjà contacté trois de ses anciens codétenus. Leur coopérative agricole doit commencer ses activités dans un champ loué par le neveu de sa victime. Mais son grand rêve, dit-il, est d’occuper ensuite les rives et les champs autour du ruisseau Nyakagezi, « symbolique pour nos communautés ». « Il est là pour toujours et, comme lui, nous souhaitons que notre cohésion soit pérenne. »

Pascal Hamenyimana près de la source du ruisseau Nyakagezi, symbole séculaire d’unité entre les villages de Remera et de Gakomeye, séparés par le génocide de 1994. Photo : © Emmannuel Sehene Ruvugiro

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